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15-05-2025 Vol 19

Alliage d’ombres complexes – Le ciel des ours du Teatro Gioco Vita à La Maison Théâtre

Ma première rencontre avec le Teatro Gioco Vita fut très formelle : une conférence lors du passage de l’un des fondateurs, Fabricio Montecchi, à l’École supérieure de théâtre à l’automne 2015. Je me souviens d’un élément en particulier de cette discussion lorsqu’il expliquait que le théâtre d’ombres n’est pas une déclinaison du théâtre de marionnettes, mais qu’il est une forme, une entité distincte, qui possède ses propres codes. Bref, le théâtre d’ombres n’est pas une sous-catégorie, mais un art complet avec ses particularités. Ma curiosité était piquée et je ne demandais qu’à voir un de ses spectacles afin de mieux comprendre sa perspective par rapport à cet art. Il faut dire que Montecchi et ses complices œuvrent spécifiquement dans le théâtre d’ombres depuis une trentaine d’années et ont obtenu une reconnaissance mondiale pour la créativité et l’originalité de leur travail.

Crédit photographique: Serena Groppelli
Crédit photographique: Serena Groppelli

Le Teatro Gioco Vita nous raconte deux histoires dans Le ciel des ours. Dans cette pièce pour enfants, on traitede grandes questions qui peuvent être épineuses à aborder : la naissance et la mort. Dans la première partie, nous rencontrons un ours qui vient de prendre une grande décision. Il veut devenir papa, mais ne sait pas comment avoir un ourson. Plusieurs animaux lui donneront chacun leurs idées sur le sujet. Résultat, on verra l’ours tenter de pondre un œuf, regarder pousser des navets et aller consulter une cigogne excédée qui en a marre d’être visitée pour aller livrer des poupons à tout un chacun. Non, elle n’apporte pas d’enfants aux gens, ne l’a jamais fait et ne le fera pas, car ce n’est pas comme ça que ça marche ! C’est finalement une ourse qui lui expliquera que c’est à deux qu’il est possible de faire naitre des enfants. On restera vague sur les détails toutefois. On se rend ensuite à l’antithèse avec le thème de la mort. Ce sont les mêmes protagonistes, mais un ourson est venu se glisser dans le duo. Le décès de son grand-père le rend atrocement triste et Ourson quitte le foyer afin de trouver un animal qui voudra le dévorer pour lui permettre d’aller le rejoindre au ciel des ours.

Crédit photographique: Serena Groppelli
Crédit photographique: Serena Groppelli

La Maison Théâtre en début d’après-midi est envahie par des classes d’enfants arrivés dans leur gros autobus jaune. Surexcités. Pendant qu’on place les enfants, les adultes attendent dans la lumière grise et bleutée d’une journée pluvieuse d’automne entrant par les grandes fenêtres qui donnent sur la rue Ontario. En entrant dans la salle, on voit un grand panneau blanc en arrière-plan et plusieurs accessoires indistincts disposés sur les côtés. Un comédien et une comédienne sur scène s’étirent gracieusement. Ils portent des pantalons souples et un chandail ajusté. Leur sourire est contagieux. Les étirements deviennent de petites prouesses : on se tient sur la tête, on fait des équilibres avec l’autre et le tout se transforme en jeu, en tiraillements. Les enfants éclatent de rire ! Et, nous, les quelques adultes parsemés dans les rangées derrière, nous ne pouvons résister à la contagion de ces éclats.

Les lumières baissent.

Des lueurs apparaissent.

Des couleurs se précisent.

Des formes se définissent.

Le calme s’installe…

La magie du Teatro Giaco Vita fait déjà son chemin en nous. Une aquarelle aux teintes pastel est projetée sur la grande toile à l’arrière. Le comédien installe sur son visage un panneau découpé en forme de tête d’ours dans lequel un trou a été taillé dans le centre afin de laisser passer son visage et il enfile un manteau au poil hirsute lui arrivant aux hanches. Il se positionne entre la toile et le projecteur : papa ours, ou plutôt son ombre, se dresse gigantesque devant nous ! L’effet est grandiose, tout simplement. L’ombre sur les panneaux donne une impression de dessin animé, étant donné l’image en deux dimensions sur le panneau. On utilise des effets cinématographiques comme le fondu lorsqu’on veut passer d’un lieu à un autre, et les images se superposent et se fondent pour nous amener ailleurs. Aussi, le fait que la source lumineuse soit posée à l’avant de la scène fait en sorte que nous sommes témoins des rouages du spectacle. Le comédien fait face au panneau afin de voir son ombre pour jouer et parfois, lorsque le projecteur s’éteint, il se retourne vers nous avec son visage coincé dans son étrange masque et fait un aparté en commentant le récit. Quant à la comédienne, elle se charge des autres personnages et narre l’histoire. En plus du projecteur frontal, elle en utilise deux nouveaux posés au sol à gauche et à droite de la scène, créant ainsi différentes couleurs et effets de profondeur. Elle pose d’autres petits panneaux taillés en forme de haies ou d’herbes pour créer différents lieux. La distanciation mise entre les personnages et les comédiens rend le ton et le jeu des comédiens très cabotins, ce qui permet d’aborder le thème de la paternité avec légèreté et simplicité grâce à leurs apartés.

Crédit photographique: Serena Groppelli
Crédit photographique: Serena Groppelli

Pour la deuxième histoire, on enlève des morceaux du panneau principal et on les installe sur la scène donnant ainsi plus de profondeur et une tridimensionnalité à l’espace. On aborde les thèmes délicats de la mort et du deuil dans cette deuxième histoire. Montecchi utilise la rétroprojection et rend ainsi la présence des acteurs très discrète. La sensation que nous avons se rapproche de celle d’être devant un écran de télévision où nous sommes obnubilés par les images. Cette fois, on nous plonge dans un monde poétique qui nous permet d’avoir tout l’espace mental nécessaire pour recevoir la tristesse, l’incompréhension et la détresse ressentie par le petit ours. L’image reste en harmonie avec le texte et l’émotion que celui-ci nous transmet. C’est à ce moment par contre qu’il y a une distinction entre les adultes et les jeunes. La lenteur — tout à fait appropriée — finit par faire perdre la concentration des enfants qui se mettent à chuchoter entre eux et gigoter sur leur chaise. Aussi, probablement que la redondance de certaines scènes finit par leur faire perdre leur concentration. Leur terrible jugement sans compromis vient de tomber, l’ennui se pointe le nez. L’ironie est que les quelques adultes présents semblent tous bien plongés dans l’histoire, mais ici nous ne sommes pas dans leur royaume.

Crédit photographique: Serena Groppelli
Crédit photographique: Serena Groppelli

La présence de codes typiquement cinématographiques et difficilement faisables — voire impossible — au théâtre est beaucoup plus marquée dans la deuxième partie. On utilise différentes variantes entre les gros plans et les plans rapprochés en jouant avec la distance de la forme de la source de lumière. On fait des fondus enchaînés comme si on avait pu faire un montage de la pièce. Et dans la scène finale, on utilise un morceau qui semble être fait de verre sur lequel on a peint quelques ours, et la comédienne le positionne entre la source de lumière déjà colorée et la toile. Cette superposition d’images donne une impression de travelling dû au mouvement que la comédienne fait faire au verre.

Avec un tel spectacle, l’ombre se positionne comme un médium et un art indépendants. À la croisée des chemins entre le théâtre, la marionnette et le cinéma, cette production se distingue par l’alliage complexe qu’elle crée en utilisant différents codes qu’on penserait impossibles à mettre en pratique au théâtre. On sort du spectacle du Teatro Gioco Vita les yeux plus grands et la tête pleine d’images et d’idées. Leur réputation les précédant partout où ils jouent est à la hauteur du spectacle qu’ils offrent de sorte que petits et grands partent le sourire au coin des lèvres.

Le spectacle Le ciel des ours était présenté du 13 au 23 octobre 2016 à La Maison Théâtre.

Article par Sara Sabourin.

Artichaut magazine

— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM