C’est en parcourant mon Facebook à la recherche d’un sujet de chronique — car les vacances ne peuvent pas durer éternellement, et il faut bien reprendre du service — que je suis tombé sur une conférence TED prononcée par Daniel Dennett et intitulée «Les dangereux mèmes». Théorie très inspirante que celle présentée par ce philosophe.
Ce concept de mème, qui a donné naissance à la mémétique, tire son origine de l’ouvrage de Richard Dawkins, paru en 1976, The Selfish Gene. Dawkins a extrapolé la théorie de l’évolution darwinienne et l’a appliquée au domaine des idées et de la culture. Gène et génétique deviennent alors mème et mémétique, puisque ces néologismes sont nés de la fusion des termes darwiniens avec celui de mimesis (du grec «imitation»). L’imitation joue effectivement un rôle clé dans la propagation des mèmes, car ce sont notamment les comportements procédant du mème qui sont imités et qui permettent ainsi à l’information mémétique (culturelle ou idéologique) d’être répliquée et transmise du cerveau d’un individu à un autre. Selon cette hypothèse, les lois darwiniennes de l’évolution et de la sélection naturelle seraient donc applicables à la culture; ainsi, l’aptitude des idées et des informations culturelles à provoquer un comportement imitable serait le gage de leur réplicabilité et donc de leur «survie». Peu importe que ces idées soient jugées bonnes ou mauvaises selon une quelconque échelle des valeurs. D’ailleurs, la mémétique ne s’occupe pas de porter un jugement sur elles, mais étudie simplement les manières dont elles se transmettent et évoluent. Au reste, selon Daniel Dennett, «la plus grande partie de l’expansion culturelle en cours n’est pas géniale, nouvelle, avec de nouveaux points de vue. Ce sont des répétitions infectieuses».
Les mèmes seraient donc comparables à des virus. L’expression «communication virale», de William Seward Burroughs, illustre bien l’idée de contagion attribuable à ce phénomène. Nul besoin de rappeler que l’avènement de l’Internet et des réseaux sociaux a décuplé la vitesse ainsi que la portée de telles propagations, sans oublier l’expansion du multiculturalisme de nos sociétés, qui rend également les différentes cultures de plus en plus perméables à de telles «contagions», favorisant ainsi les «clash» entre leurs mèmes propres. Il est donc d’autant plus important d’assumer la responsabilité de nos idées. Aussi, selon Dennett, «nous ne sommes pas seulement responsables des effets attendus de nos idées, mais de leurs mauvaises utilisations probables». C’est dire toutes les précautions que nous devrions prendre lorsque nous nous faisons vecteurs de mèmes (d’idéologies), c’est-à-dire lorsque nous communiquons, peu importe la forme que puisse prendre cette communication (verbale, gestuelle, écrite, artistique, etc.). Dennett donne l’exemple de ces «déchets qui traînent à la marge de notre culture», comme la pornographie par exemple, et contre lesquels nos sociétés libres sont immunisées. Depuis la révolution sexuelle en occident il y a déjà quelques décennies, nous ne nous formalisons généralement plus beaucoup de ce genre de choses, effectivement; mais pour les membres de sociétés au mœurs plus conservatrices et orthodoxes, qui entrent en contact avec ce genre de «productions culturelles», le choc peut sans doute être violent. Que Rihanna ou Lady Gaga, par exemple, publient des photos d’elles presque nues sur Instagram ne nous scandalise pas vraiment, mais cela représente certainement une menace pour ceux qui considèrent de tels actes comme la pire des perditions. Ils risquent d’y voir le symbole d’une civilisation décadente, qu’il faut combattre par tous les moyens.
Inversement, lorsque nous sommes confrontés à des mèmes qui nous semblent rétrogrades et réactionnaires, nous nous sentons menacés. Nous craignons sans doute inconsciemment de perdre les libertés durement acquises au fil des luttes passées. Quand nous apercevons une femme voilée sur la rue ou au centre commercial, cela nous rappelle qu’il n’y a pas si longtemps que la femme québécoise est considérée comme l’égale de l’homme — encore que leur écart de salaire moyen nous prouve qu’il y a toujours place au progrès — et qu’elle ne doit plus subir la pression du curé pour qu’elle engendre un énième enfant. Les signes religieux ostentatoires font peut-être remonter à la surface nos vieux démons confessionnels, qui ne sont pas enfouis si profondément, puisqu’il n’y a pas tellement longtemps la vie des Québécois était toujours régie par l’Église. Qui voudrait retourner dans cette prison dogmatique une fois qu’il a connu la liberté? Voilà sans doute en partie pourquoi une majorité de Québécois est en faveur d’une charte réaffirmant la laïcité de l’État. C’est un message clair qui émane de cette volonté. Il s’agit de proclamer haut et fort que l’État québécois est laïque et doit le demeurer, et que l’égalité entre les hommes et les femmes est une valeur fondamentale et inaltérable; il s’agit également, semble-t-il, de proclamer notre refus de laisser à ces mèmes réactionnaires, qui heurtent nos valeurs, l’opportunité de faire leur promotion dans la fonction publique. Il s’agit donc de retirer le plus possible à ces mèmes leur pouvoir d’influence sur notre société.
Évidemment, pour certains, cette attitude pourrait apparaître comme une réaction dérisoire et futile, puisque les mèmes ont bien d’autres moyens de se propager et n’ont pas nécessairement besoin de s’exprimer dans la fonction publique québécoise pour infecter des cerveaux innocents. En effet, la révolution des technologies de l’information et de la communication n’a pas que de bons côtés. Lorsqu’un viol collectif est perpétré quelque part en Inde contre une femme émancipée, pouvons-nous empêcher certains abrutis québécois de penser que la victime n’avait qu’à mieux se couvrir?
C’est lors de mes voyages à Québec pour visiter ma famille, lorsqu’on me sert certains propos provenant d’une certaine radio poubelle, qu’il m’arrive le plus souvent de penser que le taux de pénétration des mèmes rétrogrades dans la société québécoise est beaucoup trop élevé et que nous avons intérêt à demeurer vigilants si nous voulons conserver nos acquis. En effet, comment ne pas être inquiet quand on entend des phrases telles que : «À 160 km/h sur l’autoroute, la femme n’est pas l’égale de l’homme»?
Article par Dominic Auger – Chroniqueur pour l’Artichaut, Dominic Auger est également étudiant à la maîtrise en études littéraires. Il en est revenu d’étancher sa soif à coups de tempêtes désertiques, sa quête se portera mieux vers un devenir collectif.
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Dan Dennett, «Les dangereux mèmes» (en anglais) :