Il arrive parfois qu’on se sente un peu fatigué de se débattre, d’engager son énergie à défendre une cause — ou plusieurs — dans l’espoir que son petit grain de sel aura un quelconque effet positif dans la lutte, contribuera modestement à l’effort collectif déployé en ce sens.
C’est sans doute un peu comme ça que je me sentais la semaine dernière lorsque, passablement exténué par la session d’hiver qui s’achève et espérant reprendre des forces grâce à un ravitaillement en chocolat noir au café étudiant de l’UQAM, j’ai refoulé une nouvelle fois mon envie de me plaindre du fait qu’on nous inonde inlassablement les oreilles de musique en anglais dans cet endroit, comme si on étudiait dans une université anglophone en plein cœur de Toronto. À quoi bon se plaindre? C’est perdu d’avance, me disais-je sans doute inconsciemment. D’ailleurs, la plainte que j’avais déjà formulée à ce sujet aux employés quelques mois auparavant n’avait absolument rien changé. « C’est mon CD qui joue, m’avait répondu mon interlocutrice, pis moi, j’suis vraiment pas forte sur la musique québécoise. » Que répondre à cela?
N’empêche, je suis tout de même allé m’asseoir quelques heures au Lion d’Or samedi soir à l’occasion de la seconde édition de l’évènement J’aime ma langue dans ta bouche — par curiosité, mais également parce que je considère toujours que les initiatives vouées à la promotion de la langue française au Québec méritent d’être soutenues, envers et contre tous… mais avant tout contre nous-mêmes.
La formule consiste à présenter principalement des artistes néo-québécois qui ont adopté le français et dont la culture d’origine contribue à enrichir la culture québécoise et la langue commune en notre coin de non-pays; ce « métissage tissé serré » ne peut qu’être bénéfique à notre lutte pour la survie de la langue française en Amérique, de dire le comédien Denis Trudel, directeur artistique et animateur de la soirée. Il est effectivement indispensable de gonfler nos rangs de tous les Maka Kotto et les Djemila Benhabib que nous pourrons nous allier si nous aspirons réellement à la pérennité de notre langue.
Par ailleurs, cet exercice vise, de toute évidence, à contrer le legs, persistant encore aujourd’hui, de Jacques Parizeau qui, sous l’effet de l’amertume — et de l’alcool, se plaît-on à dire — à la suite de la défaite référendaire de 1995, a maladroitement jeté le blâme sur « l’argent et des votes ethniques », ce qui a nourri pour les années à venir les accusations de xénophobie et de racisme à l’endroit des nationalistes qui ont à cœur la protection de leur identité culturelle. Après les ravages des Esther Delisle et des Mordecai Richler, qui, dans les années préréférendaires, s’étaient employés à dépeindre les nationalistes québécois comme des antisémites et des fascistes invétérés — invoquant, comme preuve principale, des propos tenus par l’abbé Lionel Groulx une soixantaine d’années plus tôt —, il aurait été plus éclairé de la part de monsieur Parizeau de surveiller un peu ses paroles, qui nuisent encore aujourd’hui, presque deux décennies plus tard, à la cause qu’il défendait. Il ne faut pas prêter le flanc aux attaques de ce genre, car elles seront nombreuses et impitoyables.
Montrer patte blanche, donc, voilà à quoi je résumerais l’objectif derrière l’évènement J’aime ma langue dans ta bouche. Comment, dans un tel contexte, définir ce qui risque de laisser perplexe dans cette démarche? Il est vrai que d’entendre les mots de Nelligan, de Miron et de Vigneault bercés par des musiques traditionnelles turques, chiliennes et chinoises peut avoir quelque chose d’émouvant. Que des nouveaux arrivants s’approprient les mots de nos plus grands poètes, il n’y a là que motif à se réjouir. Mais n’est-il pas naïf de croire à la spontanéité de cette francophilie? comme si la valeur intrinsèque de langue française et la richesse exceptionnelle de la culture québécoise étaient suffisantes pour susciter un tel engouement. Il y a vraisemblablement quelque chose d’un peu « organisé avec le gars des vues » dans cette démonstration, si transcendante soit-elle.
Si le français était si bien coté en Amérique du Nord, il n’y aurait certainement pas une proportion aussi grande d’immigrants qui choisissent l’anglais plutôt que le français comme langue d’usage, les cégeps et les universités anglophones ne seraient pas aussi achalandés, et la musique anglophone ne serait pas aussi omniprésente dans les cafés étudiants d’universités francophones.
Essayons d’imaginer quelle place occuperait aujourd’hui le français au Québec — et particulièrement à Montréal — si la loi 101 n’avait jamais été mise en vigueur, si l’on ne s’était pas doté d’une Charte de la langue française pour la protéger un tant soi peu. Y aurait-il beaucoup de néo-Québécois pour chanter les mots de Nelligan, de Miron et de Vigneault? J’en doute.
Du reste, les premiers responsables de défendre et de promouvoir la langue française et la culture québécoise sont les francophones nés au Québec — cela n’atténue en rien la reconnaissance que nous devons aux nouveaux venus qui choisissent de mettre l’épaule à la roue dans cette entreprise. Voilà pourquoi je trouve inacceptable, voire dégradant, d’entendre quelqu’un qui est né ici rejeter en bloc la musique québécoise. Quand on est à ce point avancé dans le reniement de sa propre culture, il ne reste qu’un pas à franchir pour dénigrer également sa langue maternelle.
Article par Dominic Auger – Chroniqueur pour l’Artichaut, Dominic Auger est également étudiant à la maîtrise en études littéraires. Il en est revenu d’étancher sa soif à coups de tempêtes désertiques, sa quête se portera mieux vers un devenir collectif.