Dans mon regard, je suis venu. Selfie de Sarah Berthiaume

Après avoir travaillé ensemble sur le ishow, Philippe Cyr et Sarah Berthiaume se retrouvent avec Selfie, une pièce classée 18…
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Après avoir travaillé ensemble sur le ishow, Philippe Cyr et Sarah Berthiaume se retrouvent avec Selfie, une pièce classée 18 ans et plus. Cyr signe en collaboration avec Mélanie Demers la mise en scène du dystopique texte de Berthiaume portant sur le culte de soi poussé à l’extrême, présenté du 28 avril au 16 mai à la Salle Jean-Claude Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.

Crédits photographiques: Julie Artacho
Crédits photographiques: Julie Artacho

L’entrée des spectateurs se fait sur une musique rappelant celle d’un club. La scénographie de Marie-Ève Pageau et Philippe Cyr est très épurée: un petit plateau carré trône au centre de la scène devant laquelle se trouve un tulle où seront projetées les vidéos d’Ulysse del Drago. Aussitôt assis, nous sommes confrontés à un rapport très intime avec la scène, ce qui peut créer un certain malaise chez certains lorsque les acteurs sont nus. Effectivement, le public devra aussi composer avec des projections très graphiques, ce qui provoquera parfois un inconfort palpable dans la salle. On passe d’images pornographiques à des captations en salle d’opération ou d’examen. Conjointement avec les éclairages, la vidéo éclaire finement les acteurs, créant de superbes images, comme lorsque deux acteurs sont couchés sur le sol et que des lignes, rappelant les œuvres de Ryoji Ikeda, sont projetées sur leurs corps nus.

Construite comme une ligne du temps, la pièce passe par l’Histoire pour nous exposer la théorie selon laquelle la sexualité et le narcissisme seraient interreliés. On navigue entre les âges, du temps Pompéi aux représentations sexuelles hypothétiques du XXIIe siècle, alors ère du charnisme (courant où les humains auraient recours à des mutilations chirurgicales afin d’être autosuffisants sexuellement). À travers les tableaux, on découvre des personnages aux envies particulières; Mérédith, une femme qui se fait opérer pour enlever sa peau et montrer sa nudité interne au monde, Alfred qui se fait cloner une dizaine de fois pour mieux s’observer pendant l’acte, Jean-Philippe qui se fait retirer des côtes afin de s’autoprodiguer des fellations après la rupture avec son amoureux qui était jadis un miroir de lui-même, et finalement Christina, telle une Œdipe du XXIIe siècle, qui retire ses globes oculaires à l’aide d’une petite cuillère.

Lors des récits de ces personnages, l’interprétation des comédiens, Christine Beaulieu, Philippe Cyr, Frédéric Lavallée et Édith Patenaude, est très juste et sensible. D’ailleurs, ils ont le physique de l’emploi; jeunes, en forme et beaux, ils correspondent aux critères de beauté actuels de la société. On sent l’intervention de Mélanie Demers dans la rigueur des mouvements, mais aussi dans la disposition délicate des acteurs lors des images picturales. Par exemple, au tout début du spectacle, les acteurs se dénudent sous nos yeux et s’agitent, non sans humour, dans une chorégraphie proche du coït pendant une dizaine de minutes.

Le texte de Berthiaume constitue un très délicat tissage entre l’Histoire, l’histoire de l’art, l’actualité et la sociologie. Dans un récit où les personnages sont prêts à tout pour se satisfaire eux-mêmes, Berthiaume nous invite à réfléchir au mal qui ronge notre société. Plus qu’une pièce sur les horribles selfies, comme le dit si bien Catherine Deneuve, on nous rappelle que le culte de soi ne vient pas d’hier. Depuis la nuit des temps, les humains sont portés à se représenter eux-mêmes et à se mettre en valeur, pensons seulement aux peintres qui ont pratiqué le genre de l’autoportrait dès l’invention du miroir. Pour sa part, Egon Schiele, dont l’œuvre est présente dans la pièce, a poussé la technique jusqu’à se rendre blafard, torturé et à la limite du vivant, un peu comme les personnages de Sarah Berthiaume. C’est dans cette optique – pardonnez le mauvais jeu de mot – que l’auteure conclut sa pièce; à quoi donc peut aspirer une société pour qui son propre regard importe plus que tout, mais surtout vers où se dirige-t-elle? Il semblerait que ce soit vers la perte de la vue et le retour à un stade plutôt primitif. L’idée est ingénieusement mise en scène par Cyr, qui, après nous avoir bombardé d’images de sexe, de chirurgies et de corps nus, nous plonge dans la noirceur totale, apaisante tout d’abord, mais qui nous confronte à de simples voix, à nous-même, puis au vide. Il en résulte une angoisse devant cet avenir fabulé de toute pièce qui effraie de par sa crédibilité. Il va sans dire que le texte de Berthiaume est extrêmement pertinent dans notre société actuelle, avide d’images, d’amour propre et esclave de la technologie.

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Selfie, un texte de Sarah Berthiaume, mis en scène par Philippe Cyr, en collaboration avec Mélanie Demers, est présenté jusqu’au 16 mai à la Salle Jean-Claude Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.

Article par Anne-Marie Spénard – Issue du baccalauréat en Études théâtrales à l’École supérieure de théâtre, Anne-Marie est aussi passée par les Women’s Studies à Concordia . Elle entretient une légère obsession pour la question des genres, la musique et la mer.

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