Le premier volet du dyptique «L’année Noire», Les Inquiétudes, avait donné le ton en relatant les récits fragmentés d’une vingtaine de personnages habitant le quartier châtié par la disparition du jeune Xavier Boutin-Langlois. Avec son deuxième tome Les Certitudes (éditions Les Herbes Rouges), Jean-Simon Desrochers prolonge et nuance le fortissimo du premier livre alors que se poursuit cette année noire qui révèle ses premières teintes grisâtres, et qui ne serait au fond que la conséquence naturelle de la vie qui reprend son cours et de l’oubli qui ordonne son règne.
Couverture Les Certitudes. Source: site web Les Herbes rougesLe premier tome était marqué par la figure de Xavier Boutin-Langlois qui sillonnait chaque page de son absence alors qu’une lutte acharnée et collective – mais fatalement vouée à l’échec – s’amorçait dans le quartier pour le retrouver. Le traumatisme de sa disparition s’imposait d’elle-même à tous, hantait le quotidien de la multitude comme le ferait un fantôme qui n’aurait pas accédé au repos éternel. Pourtant, dès l’amorce du deuxième roman, l’usure s’opère et malgré les meilleurs efforts d’empathie, Xavier Boutin-Langlois n’est plus qu’une empreinte laissée pour compte. Sa survivance dans l’imaginaire collective n’est plus que l’affaire d’un poignée d’irréductibles: son père qui est condamné à la prison et son oncle Achille sur le point de renoncer à sa quête obsédée. Quant à sa mère, la tête trouée par une balle, elle est en visite chez Morphée, suspendue dans un état comateux. C’est chez Marline, cheffe d’antenne du téléjournal, que les symptômes de cette amnésie collective sont les plus représentatifs. En poste au moment de la disparition du jeune homme, elle peine à reconnaitre son visage qui a fait les manchettes pendant des mois alors qu’elle le croise au quai d’embarquement d’un train en Russie.
«Aimée reste contre son fils. Le bruit de l’eau recouvre celui de leur respiration. Aimée se dit que sa mémoire et ce torrent relèvent du même phénomène. Un passage constant, toujours semblable, toujours différent. La nature, impossible à contrôler.» (p. 449)
Le roman forme donc un roman choral avec sa foire de personnages atypiques et ses vies solitaires qui s’entrelacent au détour d’un drame. De ses rencontres fortuites, l’anonymat prévaut, l’autre n’étant au fond qu’un subsidiaire à la vie des personnages, ou qu’un palliatif à leurs blessures profondes, qui ne réussit jamais vraiment qu’à taire la souffrance momentanément. Mais si le roman baigne dans le désespoir, parfois jusqu’à atteindre l’infâme (latente chez Robin et Mélissa), et qu’il s’efforce de dévoiler le pathétisme d’une humanité en déroute, il rend d’autant plus touchant les rares moments lumineux qui éclairent la route de son destin. Comment ne pas s’attendrir devant la docteure Lalonde qui trouve une improbable quiétude auprès d’une femme comateuse dont elle ne connait pas l’identité; ou vis-à-vis de l’inéluctable suicide de Dino qui, avant sa mort, tente de réparer ses erreurs en réanimant et en confrontant son passé?
«Dino doit aller à la salle de bains. Il contemple la scène comme s’il écoutait un long film sans action. Une révélation lui apparaît. J’ai raté ma vie.» (p. 186)
Jean-Simon Desrochers. Source: site d’ARTVDe mai à octobre, l’année noire se boucle alors que les revirements de situation se succèdent l’un après l’autre et que la mort à la main baladeuse. Certain.e.s ne lui survivront pas. Jean-Simon Desrochers ficelle les intrigues avec un doigté de tragédien. Il bouscule ses personnages, les confronte à l’innommable: la mort, l’inceste, la pédophilie. Avec une écriture crue et torturée qui ronge à même la moelle des drames humains, Jean-Simon nous offre le chapitre final d’un monument littéraire à l’architecture parcellaire dont chaque fragment de vie constitue une brique à partir duquel il s’érige. Par ses «chroniques», il nous faire voir l’extraordinaire dans l’ordinaire d’un quartier peuplé d’une prostituée heureuse, d’un pyromane en devenir, d’un «sérial-lover», d’un poète masochiste et d’un ancien doctorant qui aurait vécu un voyage astral. Desrochers nous offre avec son roman l’épure d’un scénario. Ce qui n’est pas étonnant : sa prose « scénaristique» et séquentielle fait l’économie de description qui favorise le déploiement de l’action et des personnages. Il y a bel et bien une qualité cinématographique dans son «Année Noire» qui, nous lui souhaitons, ouvrira encore une fois à son auteur les portes du cinéma[1].
Jean-Simon Desrochers. Les Certitudes. L’année noire – 2, Montréal, Les Herbes rouges, 2017, 492 p.
[1] Notons que Jean-Simon Desrochers fut un des coscénaristes du film Ville-Marie, sorti en 2015.