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16-05-2025 Vol 19

Corps, mémoire, entraide : l’autre comme boussole dans Entre nous sommes pris entre nous

La scène est rectangulaire, mais les lignes tracées, par les danseuses ou la trajectoire des vies, ne seront pas droites. Il y aura des recommencements, des retours et des éclats. La ligne du temps ne s’étirera pas, longue et directe. Elle sera faite de courbes et de rondeurs. Elle prendra la forme d’une spirale qui s’enroule sur elle-même à l’infini. Entre nous sommes pris entre nous déploie un paysage d’humanité à la fois bouleversant et profondément ancré, fait de formes plus intimes que géométriques. La compagnie Mille feux signe ici son troisième spectacle, une création interdisciplinaire à cheval entre théâtre et danse qui ne cherche pas tant à raconter une histoire qu’à remonter le cours d’une existence qui s’achève lentement. 

Un chemin jusqu’à soi

Une femme en fin de vie conduit un quadriporteur au bord de ses souvenirs. À ses côtés, une autre, sa grande amie. Elles ont déjà été jeunes. Elles n’ont pas toujours osé et elles savent aujourd’hui qu’elles ont eu tort chaque fois. Elles reviennent sur ces chances manquées dans un moment aussi banal que celui de manger un sandwich en compagnie de l’autre. Ensemble, elles ouvrent un espace de résonance où un chœur de six femmes fait vibrer leurs mémoires, leurs aspirations et leurs déceptions, avec une lucidité parfois tranchante, parfois tendre. Entre les filles qu’elles ont été, les femmes qu’elles sont devenues et toutes celles qu’elles auraient pu être, les deux amies n’ont pas de regrets. Rencontrées alors qu’elles voyagaient seules, leur duo se forme à l’image de Thelma et Louise, sans la fuite ou les rebondissements tragiques. Elles entament dès lors une longue traversée à deux, entre amitié féminine et sororité radicale.

Crédit photo: Vanessa Fortin

Une ode à la communauté

Le cercle est omniprésent et se donne à voir aussi bien dans le titre que dans la scénographie et la chorégraphie. Cette dernière est à l’image des cycles de la vie que l’on traverse ensemble, même quand on tombe. Et quand on tombe ici, on s’attrape. Ce chœur, tout comme cette amitié interprétée par Mireille Métellus et Ginelle Chagnon, est un filet de sauvetage. Le dernier rempart avant la chute. L’entraide, l’empathie et le désir d’être ensemble sans se posséder sont au cœur de l’œuvre. Il n’est pas question de mariage, presque même pas de maternité : l’affection se conjugue au féminin, elle est une ressource communautaire; un bien partagé qu’il faut polir et sur lequel s’appuyer en temps de besoin. 

Crédit photo: Vanessa Fortin

Courir pour remonter le temps, s’arrêter pour regarder les fleurs qui poussent

À une époque où les opinions et la productivité dominent l’espace public bien plus que l’écoute, Entre nous sommes pris entre nous propose de ralentir et tendre l’oreille; la main, peut-être. La pièce donne à voir notre interdépendance fondamentale. Elle montre que la manière dont nous prenons soin de ce lien qui nous unit au vivant est certes, parfois intangible, mais résolument productif non seulement de savoirs, mais aussi de sens. Aujourd’hui, peut-on encore tisser des liens solides, patients et intergénérationnels? Mille feux répond sans prêcher, en mettant simplement en scène ce qui est rarement vu : des corps vieillissants et des corps jeunes; tous puissants et beaux, traversés à parts égales de souvenirs et de désirs d’avenir.

Et ça, c’est déjà révolutionnaire.

Crédit photo: Vanessa Fortin

Pour une généalogie féminine

Artémis et Athéna, paysannes et cueilleuses, Jackie Kennedy et Beyoncé, femmes d’hier et d’aujourd’hui: toutes coexistent dans cette partition chorale. Ce n’est pas une leçon d’histoire. Ce n’est pas qu’un récit personnel. C’est un tissage lent, dense et organique de vies réelles et imaginées; de celles qui sont passées avant nous et de celles qui suivront nos traces demain. C’est un constat doux-amer : la vie mérite d’être vécue précisément parce qu’elle prend fin un jour, parce qu’on ne peut pas être tout. Il faut choisir et il faut renoncer. Il faudra que ce soit assez. Entre nous sommes pris entre nous est une création hybride qui propose d’entrer dans la danse de l’autre sans effacer ses pas. À voir jusqu’au 26 avril au théâtre Aux Écuries. À ressentir. À revisiter, en soi, après.

Mathilde Côté