Jusqu’au 11 avril dernier était présentée à la Galerie de l’UQÀM l’exposition La nuit politique d’Aude Moreau. Ayant pour principal sujet la ville et les messages qu’on peut y lire une fois plongée dans l’obscurité de la nuit, l’exposition rassemblait des vidéos, des photographies et des installations sonores créées par l’artiste au cours des sept dernières années dans différentes métropoles. New York, Hollywood, Los Angeles et Montréal y étaient portraiturées dans un calme qu’on ne leur connaissait pas. Un travail fort qui tire profit de la charge idéologique que le voile de la nuit confère aux grandes villes.

Avec l’aimable autorisation de la Galerie Antoine Ertaskiran, Montréal. © Aude Moreau
Au rez-de-chaussée se tient une première projection montrant une tour de bureaux filmée en plan fixe, de l’extérieur. C’est la nuit, mais certaines pièces de l’édifice sont encore éclairées. Avec Inside (23/12/2014 – Los Angeles, Downton), le spectateur est autorisé à contempler l’activité du bâtiment. Dans les fenêtres, ces carrés blancs sur fond noir, le mouvement est réduit: des employés s’affairent, des écrans d’ordinateur clignotent. On ne reconnaît les voitures dans la rue que par les lumières rouges qui défilent au bas de l’écran. Pourquoi nous inciter ainsi à regarder la face cachée de la ville au moment où elle fonctionne au ralenti, où ses tumultes sont interrompus? Louise Déry, commissaire de l’exposition, explique que les quatre corpus qui se trouvent réunis dans cette exposition «sont une exhortation à se laisser immerger dans la texture des images et des trames sonores, à entrer dans une temporalité d’une fin incessante, à traverser l’entre-image pour apercevoir, dans le mouvement, une image du monde en pause, la dernière, peut-être.» Inside est sans doute une invitation à sortir du tourbillon incessant de la ville, de sa brutalité, de son énergie étourdissante pour réapprendre à s’y abandonner, à respirer.
Autour de nous, on entend un grondement sourd, fluctuant, évoquant un ciel lourd. Comme un fil, le son de la première salle nous guide à la grande salle, où il se fond dans une atmosphère sonore semblable. Ici, le mouvement se substitue à l’inertie. Sur près de la moitié de l’un des murs de la pièce s’étend une projection vidéo nocturne offrant au spectateur un tour d’hélicoptère au-dessus des villes de Los Angeles et Hollywood. Ce long plan-séquence, nommé The End in the Background of Hollywood, est en lui-même une fin de film: la caméra passe entre les tours jumelles du City National Plaza, sur lesquelles sont écrits, grâce à une insertion numérique effectuée par l’artiste, les mots «The End». Nous découvrons l’étendue des deux villes à reculons jusqu’à ne plus pouvoir lire les mots. Dans cette œuvre, c’est la lumière qui façonne l’image, se reflétant sur les gratte-ciels à l’infini. Sous cet angle, la ville est vue comme une fourmilière, où coulent quelques rivières rouges et blanches d’automobiles. Le film se termine par un fondu au noir, plongeant définitivement la ville dans l’obscurité.

Crédit photographique : Galerie de l’UQAM.
En quoi la nuit d’Aude Moreau est-elle politique? Peut-être l’est-elle parce que dans une œuvre comme The End in the Background of Hollywood, l’omniprésence des pouvoirs économique et politique – ceux de l’industrie cinématographique et ceux des grandes banques – sont rendus plus visibles que jamais dans la nuit, alors que les tours lumineuses des compagnies se dressent dans toute leur splendeur, écrasant les autres bâtiments qui ne sont plus qu’un amas de points lumineux se perdant dans la masse? L’œuvre SORTIR, présentée dans un autre espace de la galerie, donne à voir un traitement visuel semblable à The End in the Background of Hollywood et présente elle aussi une figure de puissance significative. Dans cette vidéo, la caméra tourne indéfiniment autour de la tour de la Bourse de Montréal, sur laquelle on peut lire, comme une exhortation, le mot «SOR-TIR». Or, précisément, l’œuvre est une métaphore de cette boucle sans fin qu’est la consommation. Les lumières dans La nuit politique d’Aude Moreau sont celles qui aveuglent les gens des décisions prises au sein des grandes compagnies et de la circulation des capitaux.
Outre Sortir, la salle expose aussi deux modèles de projets architecturaux « à réaliser ». Le premier, intitulée Less is more or … , est une série d’épreuves numériques complétée d’une animation tridimensionnelle représentant le Toronto Dominion Centre, de Ludwig Mies Van der Rohe (1886-1969). La modélisation conçue par Moreau propose que sur chaque aile du bâtiment soit projetée, dans un jeu de lumières, une parcelle de la citation connue «Less is more» de l’architecte allemand, ancien directeur de l’école du Bauhaus – connue pour avoir voulu favoriser le rapprochement entre l’art et l’industrie, en créant des objets et des architectures fonctionnelles, accessibles au plus grand nombre. L’approche rationaliste de Mies Van der Rohe exprimée par cette phrase est-elle évoquée par Aude Moreau afin de s’opposer à l’idéologie capitaliste, qui désigne l’économie comme principal facteur de croissance des centres urbains? Voire, pour interroger la logique des politiques dites «de rigueur»? Quant à elle, l’œuvre Reconstruction, plus explicitement écologiste, est une vidéo de repérage préalable au projet La ligne bleue, ayant pour but de visualiser, sur la façade de plusieurs bâtiments du Lower Manhattan, la hauteur qu’aurait la mer si une fonte des glaces à l’échelle planétaire se produisait.

Avec l’aimable autorisation de la Galerie Antoine Ertaskiran, Montréal. © Aude Moreau
De notre point de vue, il y a dans cette exposition une tension constante entre l’idée de l’avenir et celle d’une fin. D’un côté, l’artiste aspire à ses projets futurs, qu’elle planifie concrètement. De l’autre, ces mêmes projets à venir ont comme sujet récurrent l’extinction de l’homme en tant qu’être sensible et conscient, qui laisse sa place à l’homme aliéné par le divertissement et l’argent.
Cette idée de fin, on la retrouve surtout dans le dernier espace d’exposition qui présente des œuvres d’un registre un peu différent. La vidéo The Last Image est constituée d’une superposition d’images tirées des génériques de fin de plusieurs films ayant pour thème l’apocalypse, tels que Oblivion (2013) ou Terminator (1984). Le résultat est pâle, flou, abstrait, comme si l’artiste avait découvert une façon de faire de la peinture à partir d’images cinématographiques. Générique de fin (musiques) procède de la même manière, mais cette fois-ci avec la musique de certains des films repris dans l’œuvre précédente. Elle prend la forme d’un cube noir placé sur un socle blanc, lequel est équipé d’un casque d’écoute qui permet d’entendre cette trame sonore quelque peu cacophonique. Le cube semble en quelque sorte illustrer cette compression sonore : un volume opaque, fermé, noir, car saturé de sons qui se serrent à l’intérieur. Une compression du temps qui rappelle la nervosité de la ville, un lieu où personne n’a de temps à perdre.
Pour terminer, on pourrait avancer que La nuit politique partage certaines caractéristiques formelles et effets esthétiques avec les constructions de Mies Van der Rohe ; le Pavillon allemand de Barcelone, par exemple, est construit de matériaux de différentes opacités et de différents finis qui sont positionnés de façon à créer de nombreux jeux de transparence, de réflexion, de miroirs : il augmente l’espace réel d’un espace illusoire. Aude Moreau, d’ailleurs, affirme explorer également différentes dualités, telles que «le dedans vs le dehors, le proche vs le lointain, le négatif vs le positif, le privé vs le public». À notre avis, ces oppositions peuvent constituer un rappel de ce qui est en jeu dans une société de consommation comme la nôtre, une mise en garde contre le danger de voir notre conscience s’endormir dans cette nuit politique.
L’exposition La nuit politique d’Aude Moreau était présentée du 6 mars au 11 avril 2015 à la Galerie de l’UQÀM.
Article par Maude Pelletier. Étudiante au baccalauréat en histoire de l’art, Maude est passionnée par trop de choses pour savoir où donner de la tête.