Toutes les familles ont leurs démons: ça, c’est certain. Des secrets enfouis très loin, dans des boites en carton, des fichiers d’ordinateur ou des mémoires qui vieillissent. Comme un instinct de protection, de survie, certains individus choisissent de regarder ailleurs, de faire semblant d’oublier, de se mentir à soi-même, pour mieux, peut-être, aller de l’avant. Un acte de force, de faiblesse, peu importe; un choix, du moins, peut-être parfois par dépit. Toutefois, certains décideront plutôt d’affronter les démons de plein fouet, les mettant à nu, les décortiquant, dans leur laideur comme leur complexité, pour mieux les comprendre, pour mieux les accepter. C’est ce que les deux cinéastes, Kalina Bertin et Travis Wilkerson, ont entrepris cette année dans leurs documentaires respectifs, Manic et Did You Wonder Who Fired The Gun?, tous deux présentés dans le cadre de l’édition 2017 des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM). Par des récits personnels, s’intéressant à des histoires de famille lourdes à porter, les cinéastes affrontent ce qui les hante encore, tant d’années après les faits. L’un par la lunette de l’amour, l’autre par la lunette de la honte, tous deux par la lunette de l’incompréhension, ils cherchent dans le passé ce qu’ils sont devenus aujourd’hui, ce qui a tissé leur présent, dans ses joies comme dans ses peines.
Précédemment présenté au grand festival documentaire HotDocs, le premier long-métrage documentaire de la montréalaise Kalina Bertin, Manic (2017), présente le récit intime de la cinéaste en quête de sens, un sens qui se trouverait à mi-chemin entre le passé et le présent, entre son univers et celui de son défunt père. C’est à travers quelques phrases présentées sur fond noir que le spectateur apprend, dès le début du film, que, à l’âge de vingt-quatre ans, Kalina Bertin s’est retrouvée à devoir faire face à la dégradation rapide de l’état de santé mentale de sa famille. Elle décide alors de fouiller dans l’histoire de la seule figure manquante de ce portrait familial, soit la figure mystérieuse de son père. Ce sera seulement pour découvrir qu’il n’était pas tout à fait l’homme et le père qu’elle imaginait. Le film construit son récit entre images du présent et du passé, images numériques tournées par la cinéaste et images 8mm ou sur vidéocassette tournées par le père alors que Kalina, ses frères et sa sœur n’étaient que des enfants. C’est ainsi par de constantes contradictions que le film avance et se complexifie, contradictions entre ce que l’on raconte, ce que l’on imagine, ce que l’on capte et ce que l’on cache. Si les images d’enfance, filmées par le père à Montserrat, une île des Caraïbes, semblent être les souvenirs d’une famille heureuse, voire parfaite, les différentes personnes interviewées par la cinéaste racontent une histoire tout autre. Gourou d’une secte, George Patrick Dubie, accumulait les pseudonymes; il se faisait appeler Jésus par certains; il entrainait ses disciples à voler et frauder; il attirait vers lui des femmes vulnérables qu’il appelait les anges; et il a, à plus d’une reprise, été dangereusement violent dans certaines de ses nombreuses situations conjugales (il aura finalement eu quinze enfants avec cinq femmes différentes). En parallèle, à Montréal, la cinéaste filme son quotidien, un quotidien explosif et dramatique dans lequel son frère, François, diagnostiqué de troubles bipolaires, voit sa santé mentale se dégrader rapidement, l’amenant à dessiner sur les murs de son appartement, à lancer des couteaux vers la caméra et à se faire amener de force à l’hôpital par des ambulanciers, et dans lequel sa sœur, Felicia, se met à connaître, elle aussi, des épisodes psychotiques, l’amenant à affirmer qu’elle a été affublée d’une mission des dieux. Tout cela n’est bien évidemment pas sans rappeler le personnage mystérieux du père. Par ses images et sa sincérité, Manic finit par offrir un récit touchant qui vient lever le voile sur ce secret familial tout en affrontant de plein fouet la réalité d’individus atteints de troubles bipolaires et la réalité de leurs proches. L’œuvre devient avant tout exploratoire en ce qu’elle présente et confronte les deux réalités, cherchant peut-être dans le passé et les agissements de son père des sources des troubles du présent, tout en ne visant pas à tirer de quelconque conclusion. D’abord menée par une incompréhension du passé et de la figure du père, par une certaine colère même et un certain sentiment d’injustice devant la complexité de ce présent, la quête ambitieuse et critique du film s’éteint au final rapidement; le film devient ainsi un premier affrontement, un affrontement encore jeune, avec ce fantôme toujours vif, un affrontement qui ne peut être, à ce point, pour la cinéaste, comme pour tous les protagonistes du film, mené que par l’amour. Œuvre personnelle, Manic arrive comme la catharsis nécessaire pour la cinéaste et sa famille, comme un acte de dévoilement bénéfique et essentiel pour que ceux-ci arrivent, peut-être un jour, à atténuer, voire à supprimer, cette hantise et à confronter avec lucidité et ouverture leur situation familiale difficile.
Présenté en première mondiale au grand Festival des films de Locarno et sélectionné aux RIDM dans la section Compétition internationale longs-métrages, le dernier film de Travis Wilkerson, Did You Wonder Who Fired The Gun? (2017), explore un secret de famille qui, bien que son dévoilement aurait toujours été nécessaire, se trouve aujourd’hui d’autant plus d’actualité. Plus qu’une réalité familiale qui l’affecte, le secret ici dévoilé agit comme acte de dénonciation, comme prise de position sociale et politique. C’est ici, non pas avec affection, mais avec honte, dégoût et culpabilité que Wilkerson aborde l’histoire horrible de son arrière-grand-père, Samuel E. Branch, un homme blanc, qui, dans les années 1940, en Alabama, a assassiné Bill Spann, un homme de race noire. Présentée sous la forme d’un récit au «je», l’œuvre suit, avec sensibilité et honnêteté, les errances de la pensée du cinéaste, errances qui lui font parcourir les États-Unis à la manière d’un road movie et qui ponctuent le récit de pauses, intermèdes et citations. C’est tout d’abord par un retour à cet endroit où tout a commencé, dans le village de son arrière-grand-père, que le récit débute, là où, dans le magasin principal, son ancêtre a abattu Bill Spann et où d’autres sont aussi morts, assassinés, devenant à leur tour des secrets bien gardés. Par son voyage spatial, Wilkerson tente de reconstruire l’histoire tragique de Spann, cherchant de ville en ville à dénouer des secrets et à retrouver la tombe de l’homme pour s’y recueillir. Il en vient alors à comprendre, à partager et à dénoncer le racisme de son arrière-grand-père, qui n’aura jamais ressenti aucune honte devant la mort, par sa main, de cet homme, le racisme de ce village, qui n’aura jamais hésité à protéger le bourreau plutôt que la victime et sa famille et le racisme de toute une partie des États-Unis, qui continue encore aujourd’hui à organiser des rallyes, des fêtes, des rassemblements, prônant la supériorité de la race blanche entre toutes. Par son voyage mental, il en vient à rendre hommage à toute une histoire de gens, noirs comme blancs, qui se sont battus à travers les âges pour l’égalité. Ponctuée de nombreuses chansons folk et engagées, qui viennent se joindre aux images ou qui arrivent comme des intermèdes, l’œuvre pose ce militantisme comme pouvant passer par un engagement social et par la création artistique. Le puissant hymne Hell You Talmbout de Jannelle Monae et Wondaland Records arrive comme le leitmotiv et le miroir du film entier qui hurle encore et encore aux spectateurs de dire, de crier, les noms de ces hommes et de ces femmes qui ont connu des injustices. Did You Wonder Who Fired The Gun? se pose ainsi comme une ode à la justice, une justice qui passerait, aujourd’hui et par ce film, par le droit inébranlable à la parole, à la mémoire, au nom; «SAY HIS NAME! Won’t you say his name?» hurle la chanson. Car entre tous ces actes honteux de destruction, ce sera surtout le mensonge et l’oubli qui arriveront comme la pire des injustices. C’est parce que Bill Spann, comme tant d’autres, n’existe plus, que sa mort aura été en vain, cachée et tue par tant de gens, que sa tombe n’aura ni de nom ni de lieu, que nous aurons finalement, nous tous, tiré cette arme (did you wonder who fired the gun?). Poignant, violent, renversant et mémorable, le film de Travis Wilkerson arrive au final comme une œuvre consciente d’elle-même, critique de la société comme de sa propre histoire, une œuvre cauchemardesque où le ciel est rouge et les paysages sont l’empreinte de la mort, une œuvre de honte et de culpabilité qui a pour seul but de transformer cette hantise en un acte nécessaire et bénéfique de mémoire. Peut-être bien que ce fantôme n’était finalement pas le bourreau; peut-être était-ce la victime; il n’aura donc pas hanté pour détruire, mais pour reconstruire.
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Les Rencontres internationales du documentaire avaient lieu du 9 au 19 novembre 2017. Lisez ici le reste de notre couverture.
Article par Catherine Bergeron.